Deuxième partie

II. Les facteurs, autres que la chaleur, permettant de modifier la texture de l’œuf

       Dans la partie précédente, nous nous sommes aperçues qu'en dénaturant les protéines de l'œuf, nous influons sur sa matière. Nous avons donc effectué des recherches sur les moyens qui permettent de dénaturer les protéines. Nous avons appris qu'il en existe de très nombreux.
       Hormis le chauffage, d’autres agents  sont susceptibles de modifier la structure des protéines.
Nous n'allons pas nous intéresser à tous ces moyens de dénaturation mais uniquement à ceux qui sont susceptibles de faire varier la viscosité de l’œuf. La viscosité d'une solution protéique est sa capacité à empêcher son écoulement lorsqu'elle est soumise à l'application d'une force. Les solutions à grande viscosité résistent à l'écoulement et les solutions de faible viscosité s'écoulent facilement.
        L'œuf cuit présente une forte viscosité. Par le biais d’autres facteurs dénaturants, autre que la chaleur, nous essayerons de lui donner une viscosité similaire, voire même un état totalement solide, pour cela l’œuf tout entier doit coaguler.  Nous rappelons que nous comparons toujours nos expériences à un œuf de poule cuit à la chaleur, nous l’appelons « œuf témoin ».
L’objectif de nos expériences sera de donner à notre œuf une texture similaire à celle de l’œuf témoin.


A) Le froid ne permet que la coagulation du jaune


Le meilleur moyen pour faire cuire un œuf, c'est de le laisser un instant dans un milieu très chaud : pourquoi ne pas tenter l'expérience dans un milieu très froid ? Le changement de température doit certainement avoir un effet sur les protéines.

Nous avons donc fait l'expérience de laisser un œuf dans le congélateur soixante-douze heures.
Après l'avoir retiré du congélateur, nous le laissons à température ambiante cinq heures. Nous comparons toujours notre expérience à celle d'un œuf cuit, car ce dernier, même revenu à température ambiante est resté solide.
Nous rompons la coquille de l'œuf, et constatons que le jaune est solide (ressemble à de la « pâte à modeler ») mais que le blanc lui est resté semblable à son état initial.
Les basses températures peuvent dénaturer les protéines, mais à l’inverse le froid peut entraîner une dissociation des structures quaternaires sans que leur réassociation soit forcément fonctionnelle. C'est-à-dire que les protéines peuvent, sans être dénaturées, s’associer entre elles et être ainsi non fonctionnelles. Nous en déduisons que les protéines présentes dans le jaune d’œuf  ont été dénaturées, et ont plus ou moins coagulées alors que dans le blanc il y a eu une simple dissociation de la structure quaternaire.

  
L’expérience est à moitié réussie car seul le jaune a coagulé.

B) Le blanc coagule sous l'influence de certains agents dénaturants

1- L'azote

Au cours de nos recherches, nous avons appris que l’azote liquide était capable de cuire des meringues :


Essayons de comprendre ce qui se passe lors de cette cuisson particulière au niveau moléculaire :
Les blancs, une fois plongés dans l’azote, qui est à l’état liquide lorsqu’il est conditionné à moins  -196 °C, se solidifient immédiatement.

En réalité, nous constatons que les protéines sont déjà dénaturées lorsque les blancs sont battus en neige. Effectivement, sous l'effet du battage les protéines se dénaturent, se déroulent et emprisonnent de l'air, cette opération conduit à la formation d'une mousse.
Le blanc change de texture et passe de liquide à mousseux. Mais la mousse n'est que la dispersion d'un gaz dans un liquide donc si nous laissons le résultat reposer pendant cinq heures, comme nous l'avions fait pour l'expérience précédente la mousse retournera à l'état liquide car le gaz sera dissout dans l’air.


C'est pourquoi le cuisinier dit: «cuit» à l'azote car en plongeant la solution dans l'azote, cette dernière est gelée infiniment. Elle est donc passée d'un état liquide à un état solide, elle a changé de texture et de viscosité.

Nous considérons l’expérience comme réussie car l'oeuf a désormais une texture semblable à celle de l'oeuf témoin.

2- Le vinaigre

Nous avons réalisé une seconde expérience avec un acide communément utilisé : le vinaigre. Nous installons notre oeuf dans un bocal rempli de vinaigre, nous attendons trois mois, après quoi nous ouvrons notre bocal et constatons que l'oeuf a bel et bien changé :


L'oeuf vient d'être plongé dans le vinaigre ; l'effervescence au niveau de la coquille est immédiate.


Voici à quoi ressemble l’œuf deux heures plus tard. La coquille s’est complètement désintégrée dans le vinaigre. La coquille est constituée essentiellement de calcaire or il existe une réaction chimique, appelée réduction acido-basique et liant le vinaigre au calcaire voici la formule de cette réaction chimique :
                                    CH3COOH + HCO3- => CH3COO- + CO2 + H2O
                                  (Acide acétique)   (Carbonate)

Le vinaigre est constitué principalement d’acide acétique qui entre en effervescence avec le calcaire présent dans la coquille.
Mais il reste tout de même une fine membrane que le vinaigre n'a pas détruit, nous remettons notre oeuf dans le bocal.
Quatre jours plus tard, l’œuf est visuellement semblable à un œuf dur, mais il est très souple :

Nous le replongeons dans le bocal en espérant que l’œuf se durcisse.
Trois mois après le début de l’expérience, l’œuf a changé de couleur, il est toujours souple.
Nous pressons la paroi. Le blanc est solidifié, mais le jaune est liquide. De plus, une odeur nauséabonde se dégage de notre œuf:
 L’expérience n’est pas réussie car l'oeuf ne ressemble pas du tout à l'oeuf témoin.

Pour interpréter les résultats nous avons mesuré le pH de la solution :


Le papier pH indique que la solution est très acide (1 sur l'échelle du pH), or le vinaigre est aussi acide que la solution mesurée. Le phénomène qui s'est produit s'appelle l'osmose.
Selon le dictionnaire, "l 'osmose est un phénomène de diffusion entre deux solutions à travers une membrane semi-perméable". Nous en concluons que le vinaigre à traversé la membrane de l'oeuf et s'est mélangé à l'eau présente dans ce dernier.
 Les expériences réalisées jusque-là s'avèrent plutôt décevantes, nous aimerions que l'oeuf entier coagule.
C) Comment obtenir une texture similaire à celle de l'oeuf témoin ?
1- En utilisant de l'éthanol
Dans une première expérience nous avons cassé un œuf dans un cristallisoir, puis versé l’alcool à 90°, la coagulation de l’œuf se remarque immédiatement car le blanc devient opaque et solide :


Si nous agitons en mélangeant, le rendu est accéléré.
Chimiquement, il se passe les mêmes transformations que lors d’une cuisson par la chaleur même si l’aspect est moins significatif.
Dès que l’œuf est en contact avec l’éthanol, les atomes des protéines s’agitent de plus en plus jusqu’à rompre les liaisons faibles de la protéine : c’est la dénaturation.
Les nombreuses protéines présentes dans l’œuf sont moins stables, elles possèdent plus de liaisons hydrogènes assez fines, ce qui facilite cette dénaturation.

2- En utilisant des solutions acides ou basiques


Lors d’une seconde expérience nous avons immergé un œuf dans de l'acide chlorhydrique ; la coagulation se produit immédiatement.

Après quelques secondes, et en ayant mélangé un peu, nous constatons une réelle modification de la texture et de la viscosité : le jaune est devenu pâteux et lorsque l’on tente de le couper en deux, il ne s’écoule pas.
Le blanc lui est toujours transparent mais il ne s’écoule pas de la même manière que s’il n’était pas cuit, nous avons changé sa viscosité :


Nous avons appris qu’un pH trop fort ou trop faible peut rompre les liaisons hydrogène et les ponts disulfures modifiant ainsi la structure primaire, tridimensionnelle et quaternaire de la protéine. Or, la dénaturation des protéines est justement cette destruction de liaisons faibles. Ainsi, grâce à son pH peu élevé, l’acide a dénaturé les protéines de l’œuf, modifiant ainsi sa texture.

Afin de vérifier notre interprétation, nous réalisons une autre expérience où nous utilisons un pH fort. La soude est une base, elle permet certainement de dénaturer les protéines et donc de faire coaguler l’œuf.

Nous cassons donc un œuf dans un récipient, ajoutons de la soude et quelque secondes plus tard nous observons de réelles modifications de l’œuf :

L'oeuf, en présence d'acide chlorydrique ou de soude, présente une texture semblable à celle de l'oeuf témoin ; nous considérons notre expérience comme réussie.


3- En faisant preuve de patience…
Ces photos représentent des "oeufs de cents ans" , reconnus comme étant délicieux en Chine.



Afin d’éviter la prolifération des bactéries dans les œufs, ces dernier sont placés dans un environnement normal (20°C). Puis, on emballe l’œuf dans de la chaux sèche, du paddy ( riz non décortiqué ), du sel et des feuilles de thé. Après quoi, on laisse reposer une quarantaine de jours.
Le résultat est impressionnant : la coquille est devenue noire, le jaune est verdâtre et le tout est solide.
Durant les quarante jours de préparation, de nombreuses transformations chimiques ont eu lieues :

NaOH est absorbé à la surface, il s’accumule et pénètre dans la membrane semi-perméable : au contact des protéines, il les dénature. Quand la concentration en NaOH est proche de 4.6 % dans la membrane, alors la coagulation est optimale, entre deux à quatre jours. Mais il faut compter une trentaine de jours pour que l’œuf acquière une certaine saveur et soit mangeable. 

Exploitation des résultats :

Nous aimerions savoir quelle est l’expérience est la plus fidèle à l’œuf témoin. Pour cela, nous sommes allées en laboratoire afin de réaliser des tests chimiques sur l’œuf cuit de différente manière.
Cependant, étant donné que les protéines sont dénaturées grâce à l’acide, nous émettons l’hypothèse que les résultats des tests auraient été identiques à ceux de l’œuf à l’acide.
Nous n’avons pas le matériel nécessaire pour confectionner un œuf de cent ans, c’est pourquoi nous n’avons pas eu la possibilité de faire les tests sur cet œuf.

Œuf témoin
Œuf + soude
Œuf + alcool
Œuf + acide
Liqueur de Fehling
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+
+
+
Rouge soudan
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Eau iodée
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Réaction de biuret
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+
+++
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Le test à la liqueur de Fehling permet de démontrer la présence de glucose (ou glucides). Si le résultat se révèle positif (+), et que la solution passe de bleue à rouge, il y a présence de sucres réducteurs (sucres simples dont le glucose, le fructose et le maltose).

Le test au Rouge Soudan sert à justifier la présence de triglycérides dans un aliment lors de l’apparition de la couleur rouge, le résultat est alors noté par un signe +++. Les triglycérides sont des lipides.

Nous avons aussi réalisé le test connu de l’eau iodée (solution aqueuse de diiode) : si la solution avec l’œuf devient bleue violacée alors cela indique la présence d’amidon (+). Mais si la solution reste brune-acajou, la couleur de départ, il n’y a pas d’amidon (-).

Enfin, nous avons réalisé la réaction du Biuret, une coloration violette prouve que les liaisons peptidiques de l’aliment à étudier sont toujours présentes. 

Grâce à ses tests, nous avons pu constater que la cuisson par l’alcool est une cuisson qui semble relativement similaire à la cuisson par la chaleur.
En effet, physiquement et chimiquement l’œuf cuit à la poêle et l’œuf cuit a l’alcool se ressemblent. Mais qu’en est-il au niveau de l’organisme ? Un homme pourrait-il manger des œufs « cuits » à l'éthanol ?